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Le Sapeur Camember par Philippe Mounier

D 27 décembre 2021     H 07:07     A P     C 0 messages


Conférence donnée par le général Philippe Mounier, vice-président de l’Académie, en réunion interne le lundi 13 décembre 2021 :

Exégèse des Facéties du Sapeur Camember (sans t)

Je suis l’heureux propriétaire d’un exemplaire de cet immortel ouvrage, édition 1933, sévèrement relié en toile bleue, que m’a offert mon père quand j’ai eu dix ans. C’était son ouvrage personnel. Il jugea que j’avais l’âge requis pour comprendre et apprécier ce chef-d’œuvre de la littérature française de la fin du xixe siècle. Broché en rouge, il le fit relier par les Carmélites de Montpellier qui honoraient Dieu dans un chaud monastère languedocien, entouré de cyprès, bruissant de cigales, à la limite de la garrigue, à l’orient de Montpellier, ville à l’époque encore vivable. Ces saintes-âmes, pour satisfaire leurs minces besoins, fabriquaient les premiers yaourts, recouverts de papier sulfurisé fixé par un élastique, Danone n’avait qu’à bien se tenir. Plusieurs d’entre elles reliaient des livres. Et le Sapeur devint ainsi mon compagnon.

Il ne m’a depuis jamais quitté. Le Tchad, l’Allemagne et autres destinations atteignables à marée basse de mes trente-sept ans de service. Un beau jour de ma vie de capitaine, lisant un des premiers numéros du Figaro Magazine, je découvre avec ravissement que la ville de Lure promouvait une souscription nationale pour ériger une statue à mon héros. Je bondis tel le chat maigre. Je m’inscris. Je verse mon obole. Je suis reconnu comme membre fondateur du comité érecteur. J’ai encore la carte. La gloire…

Mais, pourquoi me livrer à une exégèse ? C’est simple. L’attachante personnalité de ce citoyen franc-comtois est totalement méconnue, voire galvaudée. La plupart des commentaires que j’ai relus prennent le sapeur pour un doux abruti, un naïf, un illettré, sinon un gougnafier. Mam’zelle Victoire, plus fine, n’est cependant pas mieux traitée. Je me suis fixé comme objectif de les restaurer dans leur dignité et leur grandeur.

Mais, qu’est-ce qu’un sapeur ?

C’est la première question à laquelle il convient de répondre. Il faut toujours fixer le milieu. C’est simple, un sapeur est le soldat-charpentier de l’Ancien Régime, aux manches de l’uniforme supportant deux haches croisées. Dans l’ordre de bataille des régiments d’infanterie, ils se situaient en tête, puisqu’ils ouvraient la route. Ce n’est en aucun cas un sapeur-mineur du Génie dont les régiments furent fondés par Napoléon, encore moins un sapeur-pompier. Pourquoi diable porte-t-il encore sous Napoléon III, époque où se vit l’ouvrage, un bonnet à poils ? Tout simplement parce que les sapeurs de l’infanterie étaient pris dans la compagnie de soldats d’élite de grande taille, la compagnie de grenadiers, située à la droite du bataillon, où les hommes étaient dotés d’un bonnet à poils. Donc de beaux hommes barbus, coiffés de l’ "ourson", défilant en tête du régiment, comme aujourd’hui les sapeurs du 1er Régiment Étranger.

Ces beaux hommes sont alors toujours choisis comme soldats-ordonnances ou plantons par les chefs de corps. Coqueluches des régiments, coqueluches des colonelles, donc des colonels, voués à l’admiration béate des nourrices enturbannées de vert et des bonnes d’enfant, ils ne survécurent pas à la défaite de 1871, décrite à la fin de l’ouvrage.

L’auteur

Christophe est le pseudonyme de Georges Colomb, par allusion bien sûr à l’inventeur de l’Amérique. Il est né à Lure, en Haute-Saône et Franche-Comté, en 1856. Il est mort expatrié à Noyons (Drôme) en 1945. Je rappelle que le Sapeur est quant à lui natif de Gleux-lès-Lure, en Saône-Supérieure, village fictif contigu à Lure, inventé par Christophe. En fait, Gleux est un vieux quartier de Lure. Ayant fait ses études à Besançon avant sa rentrée à Normale-Sup, l’auteur a donc eu le temps de connaître l’armée et la société franc-comtoise du Second Empire qu’il décrit si bien dans les Facéties du Sapeur Camember.

Il est également l’auteur de la Famille Fenouillard du Savant Cosinus et des Malices de Plick et Plock. L’on dit que ces œuvres sont les précurseurs de la bande dessinée. Si l’on veut, mais ces ouvrages ignorent la bulle, symbole de la BD, et les onomatopées et borborygmes divers afférents. Ce sont plutôt des scènes finement dessinées, accompagnées de textes à l’écriture châtiée et érudite. L’ensemble forme l’histoire d’une vie courante spécifique, sans intrigue véritable. Contrairement à beaucoup de BD d’aujourd’hui, il n’y a surtout pas à y chercher de "thèse" sociale ou politique.

Ancien élève de Normale Sup, intégrée en 1878, Georges Colomb se révèle comme un botaniste de niveau national. Outre sa passion pour le dessin, il se pique d’archéologie et est un des farouches partisans de l’emplacement d’Alésia à Alaise, bourgade située à 20 km au sud de Besançon, revanche du Comté sur le Duché. Homme de gauche, dreyfusard, il est ami de Jean Jaurès.

L’ouvrage

Le Sapeur est paru en cinquante-cinq feuilletons dans Le petit Français illustré, journal des écoliers et des écolières, du 4 janvier 1890 au 12 septembre 1895. Une page, comportant six tableaux en moyenne, lui est dédiée. En fait l’ouvrage complet publié est un récit chronologique de la naissance du héros à sa vie de père de famille. Il comporte trois parties de longueur différente.

La première partie, très courte Camember présenté au lecteur, comporte cinq histoires différentes Chacune est ouverte par un titre du genre Camember tente de se rendre utile consacré au burlesque apprentissage du jeune Camember qui, lors de son séjour à l’école a, de façon prémonitoire, marqué une préférence pour la lettre H, référence à la hache portée sur l’épaule ou le sac par les sapeurs. Cette partie est consacrée à la jeunesse d’Ephraïm, prénom qui, pour notre héros, commence par la lettre F dans Camember se venge . Elle court de sa naissance, il est né le 29 février 1844, jusqu’à son tirage au sort, mode de recrutement des soldats depuis la loi Jourdan de 1798. L’auteur nous le montre partant à pieds pour sept ans de service, déjà fortement barbu, avec son baluchon sur l’épaule, alors qu’ "il n’a vu que cinq fois son jour de naissance".

La deuxième partie la plus longue, avec cinquante-huit histoires, nous fait vivre Camember depuis son arrivée au service, on peut supposer dans un régiment d’infanterie à Besançon, et sa désignation à l’emploi de Sapeur - parce que sa pilosité faciale est conséquente – jusqu’à la déclaration de la guerre en 1870. Chaque historiette a son titre comme Camember se plie aux exigences de la discipline militaire ou Camember complimente la colonelle. Elle décrit la vie quotidienne d’un troupier à la fin du Second Empire. Elle nécessite un certain niveau de culture historique, car un grand nombre de détails, comme l’emploi de soldats comme figurants au théâtre, ne sont plus depuis longtemps à l’ordre du jour des forces armées. Dans De graves événements se préparent, cette partie se termine par la demande en mariage de Camember à Mam’selle Victoire, la cuisinière alsacienne du colonel. "Mam’selle Victoire si je reviens, est-ce que vous consentiriez à devenir madame Camember ? – Oh, oui ! Mossieu Gamempre". La dernière image nous montre le sapeur, la hache sur le sac, marchant en tête du régiment et disant "En avant le 12ème de ligne. As pas peur, les petits agneaux : y z’a à vot’têt un caporal sapeur qu’est le fiancé de la Victoire".

La troisième partie, la plus courte, trois scènes, présente Camember au combat, le mariage de Camember et la destinée des principaux héros de l’ouvrage.
La dernière page de chaque histoire est ornée d’une figure symbolique (visage, niveau de maçon, bougie, balance, etc.) faisant office de cul de lampe, en référence au contenu de l’histoire la précédant.

Le dessin des différentes scènes est simple, naturel, sans décors abusifs. Les protagonistes sont finement représentés, leurs expressions sont bien marquées. Les textes sont bien rédigés, de façon souvent très érudite. Le langage des uns et des autres est expressif, correspondant à leur situation sociale. On fait reproche au sapeur d’une langue parfois compliquée, utilisant maladroitement des mots savants, mal assimilés. En fait, il parle toujours en paysan franc-comtois, mais habitué à fréquenter son colonel, le docteur ; il a pêché par-ci, par-là, des mots savants qu’il utilise fièrement, sans bien les comprendre. Il n’est pas le seul, même aujourd’hui.

L’ensemble des dessins et des textes est parfaitement homogène, de façon très fine. Un exemple en est dans l’histoire Camember fait de l’esprit et connaissance avec Cancrelat où se situe un échange, devant le bureau de poste que garde le fusilier Cancrelat, au sujet du fusil de ce dernier qui ne peut pas partir car il n’est pas chargé et de la lettre du colonel que poste le sapeur qui, bien que non chargée, va néanmoins partir. Encore faut-il qu’à l’heure du virement électronique l’on sache toujours ce qu’est une lettre chargée…

L’œuvre est clôturée par une Salade franco-russe d’Histoires variées, avec ou sans paroles, mais toujours saupoudrées d’un généreux sel attique qui présente huit historiettes diverses, dans le goût de l’époque.

Les personnages

Les personnages marquants sont relativement peu nombreux. Dans un certain nombre de scènes, il y a des comparses et des figurants, représentant souvent le peuple.

Les deux héros de l’histoire sont le sapeur et mam’selle Victoire. Ils en représentent en fait l’intrigue : l’accomplissement d’un amour.

Autour d’eux gravitent quelques caractères ayant chacun leur style. Le premier est le fusilier Cancrelat, fidèle disciple de Camember, sorte de paysan ahuri mais fidèle. Vient ensuite le major Eusèbe Mauve, médecin-chef du régiment, dont les rapports avec Camember amplifient l’aspect rustre et inculturé de ce dernier. Puis, le colonel et la colonelle, marquent d’une part l’emprise de la discipline militaire sur le sapeur, d’autre part l’affection dévouée que finalement il leur porte, affection marquée au cours de la guerre par le sauvetage du colonel, blessé lors d’un combat. Le capitaine Brizard, le sergent Bitur complètent cet aréopage.

Enfin, les comparses et les figurants divers représentent la société civile et militaire de l’époque et jouent un rôle dans la mise en valeur du personnage principal. Ainsi par exemple dans l’Horrible faim du sapeur voit-on madame Wolf dire à madame Mougeot, devant la pancarte "le sapeur a été mangé", " Voui ! Mame Mougeot, j’ai vu le monstre comme je vous vois". En fait, ces personnages représentent bien le comportement de leur milieu social. Le sergent Bitur, dans On ne pense pas à tout, qui met quatre jours de salle de police au sapeur pour n’avoir pas creusé un trou suffisamment grand pour y mettre la terre prélevée ainsi que la terre du trou précédent, est représentatif de l’époque, sans aucun antimilitarisme. D’ailleurs, cet ouvrage ne présente aucun aspect antimilitariste au premier ou au second degré. Alors qu’à l’époque viennent de paraître en 1887 Le cavalier Miserey d’Abel Hermant et en 1889 Les Sous-offs de Lucien Descaves, ouvrages taxés d’antimilitarisme. Il n’attaque pas plus l’ordre des avocats dans "Une improvisation brillante" où maître Bafouillet clôture sa plaidoirie au profit de Camember en disant dans sa péroraison "La vie n’est, hélas, qu’un tissu de coups de poignard qu’il faut savoir boire goutte à goutte ; et je le dis hautement, pour moi le coupable est innocent". Il représente simplement les mœurs d’une autre époque.

En fait, qu’est-ce que le sapeur Camember ?

À première vue et première lecture, l’ouvrage présente le récit caricatural des aventures d’un paysan franc-comtois, conscrit ayant tiré un mauvais numéro . Le contexte en est la vie sociale, sous le Second Empire, d’une petite ville de province, garnison d’un régiment d’infanterie.

Mais, ayant lu et relu ce livre que je connais presque par cœur, j’en ai conclu que l’ouvrage était un véritable roman d’amour, connaissant une "Happy few", comme le dit le patois franglais contemporain. Camember ne rencontre mam’selle Victoire qu’à la onzième histoire de la deuxième partie Camember fait des économies où après avoir fait le service à la table du colonel, il retaille les cure-dents à la cuisine. Leur dix-neuvième rencontre voit le départ à la guerre du sapeur et les fiançailles d’Ephraïm et de Victoire. Au fur et à mesure, ils se confient l’un à l’autre, s’apprécient, échangent de menus cadeaux. Ainsi le sapeur offre-t-il le 31 décembre des bonbons à Victoire, espérant en retour en recevoir une pipe. Le 1er janvier, cette dernière fait présent à Ephraïm d’un saucisson. Devant les remerciements désappointés du sapeur "Che fous afais bien tit, monsieur Gamempre, que ça se fumait… tans la cheminée" dit l’héroïne, fausse ingénue fort maline. Au fil des pages leur intimité s’accroît et est couronnée par un mariage et huit garçons en troisième partie.

Au-delà de ce timide et discret roman d’amour, l’œuvre présente un profond caractère humain. Camember, sous son aspect un peu frustre, malheureusement amplifié par certains commentateurs, est ouvert, altruiste même. Il a un véritable ami, Cancrelat de la 3ème du second . Il se veut le "Père des conscrits". En Algérie, il adopte un orphelin tiré à la baïonnette des ruines fumantes d’une maison et le baptise Victorin. Celui-ci deviendra sergent à la fin de l’ouvrage, alors que Camember est devenu le garde des propriétés du colonel.

Ce que ne sont pas les Facéties

Je pense qu’aujourd’hui Les Facéties ne sont plus un livre pour enfants. Leur compréhension directe nécessite un minimum de culture historique, au-dessus des capacités enfantines actuelles.

Cette compréhension nécessite aussi l’évacuation de certains préjugés antimilitaristes contemporains. Certes la première image de l’incorporation du sapeur, l’histoire du trou et du sergent Bitur, le comportement du major Mauve, et d’autres épisodes peuvent prêter à confusion. Mais tout cela relève de l’anecdote. Je l’ai déjà dit, cette œuvre n’a rien d’antimilitariste. Bien au contraire.

Le sapeur n’est en aucun cas l’être naïf, illettré, grossier, à la limite stupide, que se complaisent à présenter certains commentateurs. Bien au contraire, tout au long de l’ouvrage il fait montre, sous des aspects parfois caricaturaux, d’astuce, de finesse et souvent de sensibilité et de délicatesse. Le sapeur est simplement un homme de la campagne des années 1860, avec ses qualités et ses défauts. Certes, il ne comprend pas toujours le langage, compliqué à ses yeux, de ses chefs, notamment du major Mauve. Ceci amène des bévues monumentales sur les "conserves", entre lunettes et charcuterie fumée ; sur le "bain de pieds à la moutarde", au cours duquel les pieds au lieu de devenir rouges deviennent blancs, encore sur le "suivez mon ordonnance" qui voit le sapeur courir derrière le cheval du docteur que son ordonnance mène à la promenade. Je puis vous rassurer, j’ai connu comme commandant de compagnie dans les années 1970 des situations dignes des Facéties, comme celle du soldat qui consultant pour un mal aux pieds ne s’était lavé que le pied affecté. Le sapeur se meut dans un milieu qui, au fil des ans, a grandement évolué mais auquel le livre donne un charme certain. Il ne faut surtout pas l’aborder avec une vision anachronique. Il convient de le savourer tel qu’il est, dans son époque et dans son jus. Il est bien marqué par le moment de sa rédaction : débuts de la République, lutte anticléricale. Aucune allusion historique au régime abhorré de Napoléon III, aucune allusion religieuse ou simplement cléricale. Ce constat est valable pour les autres ouvrages du regretté Christophe. Pour compléter les anecdotes, lors de l’érection de la statue en 1977, les filles de George Colomb habitaient La Rochelle.

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