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Conférence du général Philippe Mounier, 16 février 2022

Sèvres 1920 Lausanne 1923 ou le poids de l’histoire sur le monde contemporain

D 25 décembre 2022     H 18:05     A P     C 0 messages


Sèvres 1920 – Lausanne 1923 ou le poids de l’Histoire sur le monde contemporain

Philippe MOUNIER

Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples, disait en 1929 le chef de bataillon de Gaulle partant pour Beyrouth où il devait rester quatre ans. Je ne cherche pas à placer cette causerie sous les auspices d’un haut personnage. Je veux simplement vous dire que, moi aussi, je chercherai à être simple, pour être compris. Effectivement, l’affaire est complexe. La chute de l’Empire ottoman, après six-cents ans d’histoire, reste stupéfiante, comme l’est d’ailleurs celle de l’Empire austro-hongrois, quasiment simultanée. Nous sommes à la fin de la guerre de 14, premier conflit mondial, qui vit un quasi inconnu, le président Wilson, imposer au vieux monde les idéaux du nouveau, qui s’en défaussera rapidement jusqu’à la fin de 1941. Au nom de ces idées, appuyées par la rapacité des vainqueurs, un premier traité signé à Sèvres en 1920, transforma cet empire ottoman qui fut grandiose en un nain exsangue, inviable. Un homme providentiel, Mustafa Kemal, se leva alors, agit, et à Lausanne en 1923, fit reconnaître un État historiquement viable qui, cent ans plus tard, fait aujourd’hui plus que relever la tête. Mon objectif est bien de vous faire saisir que les racines de la situation actuelle au Moyen-Orient puisent bien leur sève dans ces deux traités. Il n’y a d’histoire que dans la durée.

Pour vous faire vivre tout cela, nous présenterons d’abord les causes, l’alliance avec l’Allemagne et la guerre de 14-18. Puis nous exposerons les effets, les traités de Sèvres puis de Lausanne. Nous analyserons enfin les conséquences, l’imbroglio actuel au Moyen-Orient et le renouveau des ambitions turques.

UNE GUERRE ABSURDE

Je ne remonterai pas au XIe siècle, ni même à la prise de Constantinople en 1453. Je dirai simplement que l’échec ottoman devant Vienne en 1683 marqua la fin de l’expansion turque en Europe. La dégringolade se continua petit à petit jusqu’en cette fin de XIXe siècle, de sorte que la Turquie deviendra « L’homme malade de l’Europe ». Humiliée, dépossédée en partie de sa souveraineté par les « Capitulations », système d’exemptions et de privilèges, signées avec les principales puissances européennes, la Turquie est vaincue par la Russie en 1878 ; gagne contre la Grèce ; est chassée de Libye en 1911 par l’Italie ; est bousculée par une coalition balkanique en 1912. En 1914, elle ne possède plus en Europe que la Thrace et Istanbul. Certes, elle domine encore une partie du Caucase, l’Anatolie, la Mésopotamie, le Croissant fertile dont la Palestine. Son autorité nominale s’étend jusqu’aux rives de la Mer Rouge et à l’Égypte. Son sultan est le calife de l’Islam, successeur du Prophète, des Omeyades et des Abbassides. Mais, son empire est peuplé de Chrétiens, de Grecs, d’Arméniens, de Kurdes et autres arabes musulmans de toute obédience. Surendettée, sa puissance économique est faible. Pour son bonheur immédiat, et son malheur futur, le nouveau Reich allemand s’intéresse à elle à partir de 1882 et envoie une mission à Istanbul. En 1888, le Kaiser Guillaume II lui affecte des conseillers militaires pour réformer son armée. Ainsi leur chef, le général Von der Goltz devint « Goltz Pacha » et conseilla l’armée ottomane pendant la Grande Guerre. Ventes d’armes, capitaux, visite du Kaiser, construction du chemin de fer de Bagdad ponctuent cette idylle. La connivence germano-turque ne date donc pas d’aujourd’hui. En ce début de XXe siècle la Turquie est bafouée, isolée, partout défaite. Elle n’intéresse que le IIe Reich. Les Jeunes Turcs au pouvoir depuis 1913 se rapprochent de plus en plus de lui, malgré son alliance avec l’Autriche-Hongrie qui vient de les déposséder de la Bosnie-Herzégovine. Une alliance secrète est signée par les politiciens turcs le 2 août 1914, le sultan ne la signe pas. La Turquie rentre effectivement en guerre le 29 octobre lorsque des navires de guerre allemands battant pavillon turc, coincés en Mer Noire, par les Alliés, vont y canonner des ports russes. L’Entente déclare alors la guerre à la Turquie. En fait, Guillaume II pense que l’action turque va entraîner une révolte des musulmans des empires coloniaux britannique et français, notamment au Maghreb, ce qui affaiblira ces deux pays. Le sultan, qui est également calife, c’est-à-dire héritier direct du Prophète, lance un solennel appel des musulmans au djihad le 14 novembre 1914. Il n’en est toutefois rien. Cet appel tombe dans le vide. De plus, il est souvent rejeté en Turquie même, car les trois pachas jeunes Turcs, Enver Pacha, Talaat Pacha, Djemal Pacha sont soupçonnés – à juste titre – de laïcisme. Le conflit va donc durer de novembre 1914 à l’armistice de Moudros signé le 30 octobre 1918, uniquement négocié avec les Britanniques par le gouvernement qui a succédé à celui des pachas, juste avant l’armistice. Le lion britannique commence déjà à plumer, au Moyen-Orient, le coq gaulois. Ce n’est que le début. Cette guerre est marquée par le nombre des fronts qui entraîne la dispersion des troupes, parfois placées aux ordres de généraux allemands.

Nous ne pouvons rentrer dans le détail des opérations et nous resterons très haut placés. Les échecs, de rares victoires, se succèdent.
Le front du Caucase à l’est oppose les Turcs aux Russes jusqu’en 1917, puis aux Britanniques en 1918, autour du pétrole de Bakou. L’odeur du pétrole planera sur la fin de la guerre et sur les traités. Mais, je ne saurais passer sous silence le génocide arménien de 1915 et ses centaines de milliers de victimes. Génocide qu’Erdogan refuse toujours de reconnaître.

En 1915, survient le coûteux échec allié aux Dardanelles, imputable à Churchill qui, ayant oublié Quiberon et les émigrés français en 1795, ne savait pas qu’il ne faut jamais débarquer dans une presqu’île. Mais, comme ce furent des Australiens, des Néo-Zélandais et des Français qui débarquèrent et se firent tuer, cela diminua l’importance de l’échec aux yeux des purs Britanniques.

À partir de septembre 1915, l’entrée en guerre de la Bulgarie aux côtés des puissances centrales, permit une relation terrestre vitale avec l’Empire allemand, malgré la détestation des Turcs par les Austro-hongrois et les Bulgares. Elle amena la Turquie sur le front des Balkans, face aux Serbes, aux Italiens et aux Français. Ce furent les soldats de Franchet d’Esperey qui défilèrent les premiers à Istanbul.

Le front asiatique, Mésopotamie, Levant et péninsule arabique, fut le fief des Britanniques, par Indiens interposés en Mésopotamie où la lutte fut rude pour les Anglais et leurs supplétifs. Mais, canal de Suez et route des Indes obligent. Les Français, avec quelques milliers d’hommes seulement sur le théâtre levantin furent soigneusement laissés sur la touche alors qu’ils supportaient tout le poids de la lutte dans les Balkans. Stoppés en Mésopotamie par un général allemand au siège de Kut el Amara, les Britanniques reprennent leur marche en 1917 et s’emparent de Bagdad au mois de mars. Ils arrivent cependant à contenir les Turcs dans leurs actions pour la conquête du canal de Suez et celles en direction d’Aden et du sud de la péninsule arabique, elle-même hors du conflit. Lawrence d’Arabie, intéressant personnage, amoureux des Arabes dans tous les sens du terme, arriva à révolter en 1915 le Hedjaz et ses bédouins aux ordres du chérif hachémite Hussein, protecteur de La Mecque et Médine. Je vous invite à lire les très instructifs mémoires de Lawrence Les sept piliers de la sagesse. Au passage, il détestait intimement les Français. À noter que l’Egypte, nominalement soumise à l’Empire ottoman, était dominée par les Britanniques depuis 1882. En 1914, ceux-ci rompirent ce lien ottoman et essayèrent de transformer le pays en colonie, avant de lui accorder une relative indépendance en 1922. Tout ceci hors traités. N’oublions pas les Senoussis, rébellion pro-ottomane en Libye qui mobilisa des dizaines de milliers d’Italiens

Cette lutte de quatre ans fut menée dans des conditions déplorables par les soldats turcs, pour la plupart paysans du plateau anatolien, frustres, rustiques et courageux. Mal formés et mal entraînés, ils furent rapidement démoralisés par les difficultés de tous ordres. Mal commandés, ils furent soumis aux difficultés de ravitaillement à cause d’un indigent réseau de communications. Par exemple, il fallait huit ruptures de charge avant de faire parvenir un ravitaillement en Palestine. Mal nourris, peu soignés, sans médicaments, sans munitions, ils mouraient, ils désertaient.

Au total, la Turquie mobilisa 2, 6 millions d’hommes. Elle connut 325 000 morts, plus de morts liées aux maladies et à la malnutrition que de tués au combat. Elle laissa sur le terrain 400 000 blessés et 202 000 prisonniers. Mais surtout elle souffrit d’un million de déserteurs. Ce nombre signifie bien le manque total d’engagement de la part de la population turque, et des soldats qui en sont issus, dans ce conflit qui n’est pas le leur. Les Jeunes Turcs vont payer leur engagement aux côtés des puissances centrales. Mais Mustafa Kemal va rapidement montrer qu’il existe bien une Turquie éternelle et courageuse, ce qu’Erdogan est en train de nous rappeler.
En ce début d’automne 1918, comme ses comparses centraux, la Turquie ne pouvait que reconnaître qu’elle était vaincue.

Cependant, durant cette lutte, mais à son écart, deux évènements, totalement étrangers à la lutte proprement dite, vont avoir lieu. Ils marqueront considérablement la suite de l’histoire turque et levantine.
Le 16 mai 1916 sont signés à Londres par Cambon, ambassadeur de France en Grande-Bretagne, et Grey, secrétaire d’État au Foreign Office, les accords improprement appelés Sykes-Picot. Le Britannique et le Français, diplomates en uniforme, n’en sont que les rédacteurs. Mais en les faisant appeler ainsi les Anglais se sont hypocritement défaussés.

Ces accords représentent une prévision du partage du Moyen-Orient à la fin de la guerre. Ce traité secret fut signé par l’Italie et la Russie, et divulgué aux Turcs par les Bolcheviques après la Révolution d’octobre. Qu’on le veuille ou non, ils bafouaient les accords passés en 1915, sur la création d’un grand royaume arabe par le chérif Hussein avec les Britanniques d’Égypte sur l’instigation du fameux Lawrence d’Arabie. Ils prévoient le partage du Levant en cinq zones :
• Une zone d’administration directe française : Liban et Nord-Syrie.
• Une zone d’influence française : Cilicie et province de Mossoul.
• Une zone d’administration directe britannique : Mésopotamie, Koweït.
• Une zone d’influence britannique : Sud-Syrie, actuelle Jordanie, Palestine.
• Une zone internationale : Saint-Jean d’Acre, Haïfa, Jérusalem, sur lesquels la Grande-Bretagne obtiendra un mandat de la Société des Nations.
Cette prévision attire de ma part les réflexions suivantes :
• Elle met en exergue le souci des Britanniques de protéger le canal de Suez et la route des Indes.
• Elle évince les Français de leur rôle historique de protecteurs des Lieux Saints.
• Mossoul sentait déjà trop le pétrole pour rester sous la main des Français qui le perdirent et reçurent en échange une participation à l’Irak Petroleum Company.
L’autre évènement, à la portée incalculable à l’époque, est la déclaration Balfour, en décembre 1917. En effet, par une simple lettre adressée à lord Rothschild, membre éminent de la communauté juive britannique, le secrétaire d’État au Foreign Office britannique, affirmait la volonté de la Grande-Bretagne d’ouvrir un foyer au peuple juif en Palestine. Il s’agissait de remercier les Juifs, notamment américains, de leur engagement au profit de l’Entente. Sans porter aucun jugement sur l’opportunité de ce geste, nous en vivons aujourd’hui les conséquences. Comme quoi, une simple lettre peut avoir valeur de texte officiel.

Les Etats-Unis n’avaient pas déclaré la guerre à la Turquie en 1917. Les 14 points de Wilson, dont le douzième porte sur l’Empire ottoman, datent du 8 janvier 1918. Mais les Américains ne participèrent cependant pas au traité de Sèvres. Cependant, on ne peut que constater que l’esprit wilsonien plana sur la disparition de l’Empire ottoman à Sèvres le 10 août 1920.

UN DIFFICILE RETOUR A LA PAIX

En effet, le traité de Sèvres appartient à la longue série des traités qui clôturèrent le premier conflit mondial : Versailles avec l’Allemagne, le premier de tous, en juin 1919 ; Saint-Germain-en-Laye avec l’Autriche en septembre 1919 ; Neuilly avec la Bulgarie en novembre 1919 ; Trianon avec la Hongrie en juin 1920 ; Sèvres en août 1920. Tous inspirés, même dictés, par les 14 points wilsoniens se traduisirent dans les pays ainsi traités, par des troubles, des révoltes, des révolutions, des changements de régime, souvent guidés par des Bolcheviques comme Rosa Luxembourg en Allemagne ou Bela Kun en Hongrie. Presque deux ans de discussions n’aboutirent qu’à ce véritable chaos européen. La Turquie n’échappa pas à ce vent dévastateur à la grande différence cependant qu’il n’y avait pas de bolcheviques, mais uniquement des musulmans. La révolution entamée par les Jeunes Turcs continua à se répandre, malgré la disparition des trois pachas, avec l’arrivée d’un nouvel homme, le général Mustafa Kemal. Alors que le pays était dans un désordre total, des représentants du sultan Mehmed VI menèrent à Sèvres les interminables discussions en face des Français, des Britanniques, des Italiens, des Grecs, des Arméniens et quelques autres dont le Japon. On peut se demander ce qu’il faisait là. Tout se discuta et se conclut sur la base des 14 points, dont le douzième concernait l’Empire ottoman, des accords Sykes-Picot et des revendications territoriales des Grecs, des Italiens et des Arméniens. Il y avait bien là quelques Arabes représentant le royaume du Hedjaz, mais ils ne furent pas écoutés. Après de laborieuses discussions, sur fond de luttes intestines, aussi bien entre Turcs qu’entre Alliés, la commission accoucha douloureusement, le 10 août 1920, d’un traité. La Turquie comportait alors deux gouvernements. L’officiel à Istanbul, une « Grande Assemblée Nationale » réunie à Ankara, en plein cœur de l’Anatolie, par le général Mustafa Kemal, pas encore Atatürk. Mehmed VI signa le traité. Mustafa le rejeta. Ce fut véritablement la curée. Contrairement à l’Allemagne, soigneusement défendue par les États-Unis et la Grande-Bretagne face à la France et la Belgique, aucun pays ne se manifesta pour diminuer tant soit peu la sentence contre la Turquie, car sentence il y eut.

Que stipulait donc ce document qui ne fut qu’un chiffon de papier, comme avait dit l’Allemagne au sujet de la neutralité belge en août 14 ?
Tout d’abord, le traité officialisait le dépeçage de la Turquie qui passe ainsi de 1.780.000 km2 à 420.000 km2, superficie donc divisée par 4. Au point de vue territorial, chacun se sert. La Grèce récupère la Thrace en Europe et la région de Smyrne sur la rive asiatique. L’Italie qui possède déjà les îles du Dodécanèse depuis 1911, se voit confier sur le rivage sud de l’Anatolie Antalya et une zone d’influence autour de cette ville. L’Arménie se reconstitue en récupérant quatre vilayets à l’est de l’Anatolie. La détermination de la frontière est soumise à l’arbitrage du président Wilson, qui n’a pas déclaré la guerre à la Turquie, mais dont l’ombre des 14 points plane sur les traités. Un « Territoire autonome des Kurdes », autrement dit un Kurdistan, totalement enclavé, est créé au sud-est de l’Anatolie. Les deux grands vainqueurs se partagent les provinces arabes. La part du lion revient à la Grande-Bretagne qui met une main avide sur la Mésopotamie, le Koweït, la Jordanie hachémite et la Palestine. Le vilayet de Mossoul est mystérieusement passé de la France à la perfide Albion qui a bien reniflé l’odeur du pétrole. Le tout est complété par une zone d’influence au nord du futur Irak. Le Coq Gaulois lui, à défaut de pétrole, grattera le sable syrien et essaiera de gérer l’ingérable Liban. Il aura en plus une zone d’influence en Cilicie, d’Adana à Sivas. La Turquie est ainsi limitée à Istanbul et sa banlieue en Europe et à l’ouest du plateau anatolien, zone sèche et salée, en Asie.

Mais, il est prévu bien d’autres misères. Istanbul, le Bosphore, la mer de Marmara, les Dardanelles sont démilitarisées et soumises au contrôle d’une commission internationale. Un système de « Garanties » met les finances du pays sous la tutelle de commissions étrangères. Toutes les ressources du pays doivent être affectées en priorité aux frais d’occupation et au remboursement des indemnités dues aux Alliés. L’armée doit être intégralement dissoute et remplacée par une force de gendarmerie. La police, le système fiscal, les douanes, les eaux et forêts, les écoles, doivent être soumis au contrôle permanent des Alliés. Enfin, les « Capitulations » sont rétablies et la déclaration Balfour est reprise in extenso dans l’article 95. L’homme malade de l’Europe, n’est plus malade. Il n’est pas guéri, il est mort. La mise en miettes de la Turquie n’est comparable qu’à celle de l’Autriche-Hongrie. Décidemment, les Anglo-saxons n’aimaient pas les Empires en dehors des deux leurs. Ce traité, signé par Mehmed VI, ne fut cependant ratifié que par un seul État, la Grèce. Elle subit immédiatement de plein fouet la sanction de cette signature.

Face à cette catastrophe, un homme se dressa : le général Mustapha Kemal. Attardons-nous un instant sur ce personnage, un des grands hommes d’État du XXe siècle, fondateur de la Turquie moderne. Né en 1881 à Salonique, encore turque, d’un père inspecteur des douanes, il reçut une instruction solide et choisit le métier des armes. Rapidement révolutionnaire, sans être affidé aux Jeunes Turcs, il ne participa pas cependant de près à la révolution de 1908. En 1911, il se bat en Libye. En 1912, il participe à la guerre des Balkans face au Monténégro, à la Bulgarie, la Serbie et la Grèce. En 1915 il est le patron aux Dardanelles et devient un héros national. Il sert ensuite face aux Russes dans le Caucase. En 1918, il combat les Anglais et les Arabes en Syrie. Alors nommé par le sultan, qui ne l’apprécie guère, commandant en chef de l’armée turque, il s’oppose à lui, aux conditions de l’armistice de Moudros, à l’occupation du pays par les étrangers. Ayant établi une Grande Assemblée Nationale à Ankara en mars 1920, il rejeta le traité de Sèvres. Inspiré par la Révolution française, il chercha la rupture avec le passé impérial ottoman. Il proclama la République le 1er novembre 1922. Il chassa le sultan mais conserva le califat jugé utile. Celui-ci fut cependant aboli le 3 mars 1924. Tourné vers certains des grands principes occidentaux, il adopta l’alphabet latin pour la langue turque. Il introduisit la laïcité dans la constitution et supprima à l’Islam la fonction de religion officielle. Il fit de nombreuses réformes sociales au détriment de la Sunna et de la Charia. Il dirigea le pays d’une poigne de fer. Ainsi, interdit-il le port du fez et obligea-t-il les mâles turcs à porter une casquette. Il parlait et lisait couramment le français. Homme à femmes, ce n’était guère un pieux musulman puisqu’il chassa le sultan, détruisit le califat et mourut à cinquante-sept ans d’une cirrhose du foie. Pour bien connaître cet éminent, mais curieux, personnage, appelé depuis 1934 Atatürk, le Père des Turcs, je vous conseille de lire la très intéressante biographie qu’en a rédigée l’écrivain Benoit-Méchin.

Mais, rejeter le traité de 1920, la cause, n’est guère suffisant pour les Turcs ; il convient aussi d’en rejeter les conséquences : le découpage, l’occupation. Le Gazi, le vainqueur, est d’ailleurs souvent aidé en cela par les Bolcheviques. Avant tout intéressé par le peuple turc, il concentre son action sur l’Anatolie et le Caucase tout en annihilant le Kurdistan. Il ne s’occupe plus des pays arabes sur lesquels il fait l’impasse. Kemal s’en prend donc successivement aux puissances occupantes. Celles-ci, fatiguées par la guerre, en cours de démobilisation, ne sont guère pugnaces, leurs soldats ne sont pas motivés. Rappelez-vous, pour la France, c’est l’époque des mutineries de la Mer Noire avec le regretté Marty, héros du parti communiste.

Tout d’abord, dans la guerre civile qui s’est déclarée, il bat avec ses troupes les partisans du sultan, ceux des Jeunes Turcs et tous ses autres opposants. La signature du traité de Sèvres, ralliant tous les opposants autour du Gazi, fait alors cesser la guerre civile. Celui-ci entreprend méthodiquement la reconquête. En septembre 1920, avec le soutien des Bolcheviques, il chasse les Arméniens de l’ancienne Turquie. Il signe, en novembre, avec eux un traité de paix. Il traite, juste après, les revendications des autonomistes kurdes. En janvier 1921, il libère la Cilicie occupée par les Français. Puis, il récupère la zone d’influence italienne autour d’Antalya et signe la paix avec les deux pays. Ensuite, il libère Istanbul après une attaque éclair contre les forces britanniques. Le sultan, encore en place dans sa capitale, veut se mettre sous le protectorat des Alliés pour obtenir leur aide. Ceux-ci, peu motivés, proposent aux Grecs de prendre cette intervention à leur compte. Le Premier ministre grec Venizélos accepte et l’accord se fait en moins de 48 h. Les Alliés sont soulagés et les Grecs s’enivrent de leurs futures victoires. Ils dessaouleront vite

Une fois encore, je suis obligé d’être simple. Rentrée tardivement dans la guerre en 1917, après l’abdication du germanophile Constantin 1er et de graves remous internes, la Grèce de Venizélos s’est engagée en Macédoine contre les Empires centraux. Elle ne s’est cependant pas beaucoup battue, en particulier contre les Turcs. Mais cela ne l’empêche pas d’avoir de grandes prétentions. Son conflit direct avec la Turquie commence dès l’armistice de Moudros et durera jusqu’en 1922. La Grèce fait débarquer ses troupes à Smyrne, massacre des milliers de Turcs, et en 1919 entame la conquête de cette région. En 1920, l’ex-germanophile Constantin 1er revient au pouvoir et les Hellènes entament une action en direction d’Ankara. Elle se heurte aux hommes de Mustafa Kemal. Se succèdent dans les années 21-22 des allers et retours stratégiques, des victoires et des défaites, des changements de camp internes aux Turcs. Un Bédouin n’y reconnaîtrait pas son chameau. Les Alliés, Britanniques, Français, Italiens sont fatigués de la guerre. La dissension règne. Seuls les Britanniques soutiennent véritablement les Grecs. Les Français et les Italiens pensent que les sujets de sa Majesté veulent mettre la main sur la Méditerranée orientale, ce qui n’est pas faux. Ils occupent déjà Chypre depuis 1878. Les Français apprécient le côté révolutionnaire et laïcard de Mustafa Kemal. Nous avons vu plus haut que ces deux gouvernements avaient déjà signé des traités avec les Turcs. Finalement l’armée grecque n’a pas les chefs compétents pour l’amener à la victoire et n’a plus les moyens de gagner cette guerre. Pendant ce temps la Turquie est aidée par les Bolcheviques, ravitaillée et financée par la France et l’Italie. Quel aimable quiproquo. Sur fond de massacres réciproques, dont celui du Pontin, entre Turcs, Grecs et Arméniens, la guerre se solde par l’armistice de Modanya le 11 octobre 1922 qui confie aux Alliés une partie des conquêtes grecques notamment la Thrace. Un vaste déménagement de gens installés depuis des siècles va avoir lieu. 1,3 million de Grecs vont quitter la Turquie et 385 000 Turcs vont abandonner la Grèce. Cela permet de comprendre les frictions actuelles.

L’armistice est signé. Les discussions vont pouvoir commencer avec Mustafa Kemal, représenté par son bras droit Ismet Inönü, en terrain neutre, à Lausanne. Le traité sera signé le 24 juillet 1923, presque cinq ans après la fin de la première guerre mondiale. D’un côté, la Turquie, de l’autre La France ; le royaume d’Italie ; le Royaume-Uni ; l’Empire du Japon, compté, on ne sait pourquoi, parmi les cinq grands vainqueurs alors qu’il n’avait même pas engagé un bataillon en Europe, juste quelques navires d’escorte en Méditerranée. Mais sont aussi cosignataires le royaume de Grèce, le royaume de Roumanie, le récent royaume des Serbes, Croates et Slovènes et le royaume de Bulgarie. Ceux-ci sont conviés parce qu’ils sont concernés par les échanges de population demandés par les Turcs. Nous avons déjà vu que les Turcs souhaitaient récupérer leurs centaines de milliers de nationaux européens, en échange des millions de chrétiens vivant depuis des siècles sur le territoire ottoman, survivants des massacres. Une exception fut faite en faveur des chrétiens vivant à Istanbul et dans les îles du détroit et des Turcs de la Thrace. Quelques années plus tard, à la suite des discriminations et des persécutions, les exemptés des deux camps étaient rentrés dans leur mère patrie. C’est pour cela qu’il n’y a pratiquement plus un chrétien aujourd‘hui en Turquie. Les Grecs ont appelé ce transfert un « nettoyage ethnique ». Les Turcs l’ont baptisé, si j’ose dire, « stabilisation de l’homogénéité ethno-religieuse ». Nous sommes dans la magie du verbe.

Mais, pour l’essentiel, le traité de Lausanne démolissait littéralement le traité de Sèvres. Tout d’abord il entérine la légitimité du nouveau régime. Ensuite les frontières de la Turquie sont en gros celles fixées par le traité de Sèvres, sauf en Arménie. La Thrace orientale et la région de Smyrne confisquée par les Grecs font retour aux Turcs. Mais l’Arménie indépendante a disparu aux traités de Kars et d’Alexandropov. L’autonomie du Kurdistan a volé en éclat, et vole encore aujourd’hui. Le sandjak d’Alexandrette, situé au nord-ouest de la Syrie reste français. Il rejoindra la Turquie en 1939. Arméniens et Chrétiens s’enfuiront. La Turquie, repliée sur le plateau anatolien, ayant Ankara comme capitale correspond bien aux vues du nationaliste intégral, le futur « Père des Turcs ». Elle a les frontières que nous lui connaissons aujourd’hui. Libérée de ses liens européens, chrétiens, arabes, devenus des fardeaux, elle n’est plus cosmopolite. Elle a évité la colonisation européenne. Elle est pleinement turque. L’objectif est atteint.
Il va de soi que le contrôle des Alliés sur les finances, les forces armées et autres organismes est aboli, ainsi que le régime des Capitulations. Seule subsiste la zone démilitarisée autour des Dardanelles et du Bosphore. Les détroits restent ouverts sans restriction ni contrôle turc aux passages maritimes et aériens. Tout ceci sera régulé par la convention de Montreux en 1936.

La Turquie peut se consacrer à ses réformes. Ce qui se passe dans son ancien Empire ottoman ne la concerne plus, pour l’instant. Elle n’intervient en aucun cas dans les querelles franco-britanniques dans le Croissant fertile pourtant situé à ses portes, où l’on voit par exemple, l’Hachémite Fayçal s’emparer de Damas, en 1920, y créer un fugace royaume musulman et s’en faire chasser par les Français.
En effet, il est à noter que les clauses du traité de Sèvres concernant la Jordanie, la Palestine, la Syrie et la Mésopotamie, n’ont pas été concernées par le traité de Lausanne. Les Britanniques et les Français ont donc installé leurs mandats sur ces territoires, sans coup férir, si ce n’est des querelles entre Alliés.

UNE LOURDE HEREDITE

Tout ceci est du passé, pouvons-nous dire. Kemal Atatürk a créé un grand État, laïque, occidentalisé, qui sera en 1952 membre de l’OTAN. Mais nous pouvons penser que le fantôme de l’Empire ottoman rôde de nouveau sur la Turquie et que l’ombre des traités plane toujours sur elle. Le sentiment d’humiliation est toujours prégnant. Tout d’abord, la question européenne, dont les bonnes vieilles relations avec l’Allemagne, sont toujours capitales dans la politique extérieure turque. Certes, malgré les pressantes invites d’Adolphe Hitler, la Turquie ne l’a pas rejoint pendant la seconde guerre mondiale. Justement, l’humiliant traité de Sèvres étant bien la cause de ses avanies, il n’était pas question de recommencer. Sagement, Ismet Inönü laissa bouder le führer.

Mais, le lien fut repris après la guerre et la Turquie devint un grand fournisseur de travailleurs à l’Allemagne. Quand j’étais à Donaueschingen, petite ville de la Forêt Noire, il y avait un quartier turc en conflit avec le quartier yougoslave. À Berlin, le quartier turc, marqué par la Bernauer Strasse, la rue aveugle, jouxtait le mur. Vous connaissez la situation allemande aujourd’hui. Dans les années 1990, la Turquie soutînt âprement la Bosnie-Herzégovine, État musulman qui lui avait été kidnappé par l’Autriche-Hongrie en 1906. Elle s’intéresse actuellement au Kosovo. Elle fait chanter l’Union européenne avec les migrants, tout en cherchant à l’intégrer. Elle fait construire des mosquées en Allemagne et en France.

Ensuite, sa position vis-à-vis de l’Arménie, n’a pas évolué. La république d’Arménie actuelle est d’origine soviétique. Les vilayets que la Turquie a récupéré aux traités de Kars et d’Alexandropov sont toujours turcs et ont été vidés de leurs habitants arméniens, souvent massacrés et remplacés par des Turcs. Vous n’ignorez pas que la Turquie récuse toute idée de génocide arménien. Sans s’en prendre directement à l’Arménie, la Turquie a considérablement aidé au point de vue militaire l’Azerbaïdjan à gagner en 2020 la guerre du Haut-Karabagh, et cela dure encore. Ceci devant un lourd silence occidental, parfumé au gaz. Bien qu’Erdogan ne manifeste pas le désir de conquêtes territoriales, il y a bien là un projet politico-énergétique, musulman, en direction de Bakou puis de l’Asie centrale, pour l’instant freiné par la Russie.
Sur sa frontière sud-est, la Turquie reprend son ancienne querelle avec les Kurdes qu’elle cherche à tout prix à maintenir sous sa coupe, tout en grignotant le nord de la Syrie.

En Méditerranée, les recherches pétrolières off-shore, la délimitation des zones exclusives économiques maritimes avec la Libye, couvrent bien les anciennes possessions ottomanes. Elles sont pour l’instant arrêtées.

Enfin, l’action turque en Libye relève bien, elle aussi, de la nostalgie de l’ancien empire ottoman, restée dans les mémoires depuis 1911. Il y a encore des forts turcs au nord du Tchad.

Mais la plus importante conséquence du traité de Sèvres, et des accords Sykes-Picot qui l’ont précédé, est la situation au Moyen-Orient. Ce sont bien les Britanniques qui ont séparé le Koweït de la Mésopotamie à laquelle il était rattaché depuis la nuit des temps. Mais, pétrole oblige. Saddam Hussein a voulu refaire l’Histoire en 1990, pour se rembourser des frais de sa guerre avec l’Iran. Mal lui en a pris. Deux guerres, trente-deux ans de chaos ont suivi et persistent.

La déclaration Balfour, incluse dans le traité de Sèvres, a, par ailleurs, incité les Juifs à venir s’installer en Palestine où il en restait seulement quelques-uns qui vivaient en bonne harmonie avec les musulmans et les chrétiens. Leur afflux massif souleva l’ire des Palestiniens qui s’estimaient propriétaires des lieux mille neuf cents ans après la diaspora. Devant cet afflux, dans les années 1930, les Britanniques devinrent antisémites. Les nouveaux Israéliens se révoltèrent. Tout ceci nous amena à la proclamation de l’État d’Israël, puis à la première guerre arabo-israélienne en 1948. Les conflits se succédèrent, impliquant fortement la Syrie et le Liban. Je ne vais pas vous faire un tableau de la situation actuelle, vous la connaissez aussi bien que moi.

Un dernier mot sur la querelle franco-britannique en Syrie en 1941, encore une conséquence des accords Sykes-Picot, sur fond d’armistice et de Mers el Kébir qui aboutit à l’éviction de la France par Churchill. Réflexion personnelle, peut-on dire aujourd’hui merci aux Britanniques pour la situation au Moyen-Orient ?

Formatée par l’Histoire et par les deux traités que nous avons analysés, la Turquie est aujourd’hui tiraillée par l’ambiguïté de son comportement vis-à-vis de l’Occident, de l’OTAN et de l’UE, mais également vis-à-vis de la Russie dans le Caucase. La Turquie d’Erdogan reste dans ses ambitions géostratégiques l’héritière fidèle de l’Empire ottoman et dans son strict nationalisme l’héritière fidèle du kémalisme. Mais, prise dans le renouveau de l’Islam dont elle est un des acteurs majeurs, semblant rejeter le laïcisme kémaliste par son prosélytisme musulman, elle paraît vouloir revenir à son passé : le califat. C’est à elle qu’il appartient de trancher son dilemme. Est-elle un élément avancé de l’Occident dans le monde asiatique ? Elément moteur du Moyen-Orient, est-elle le phare d’une reconquête musulmane ? Pour l’instant, je ne saurais prendre position. Tout ce que je peux dire est que, dans cette ambiguïté de comportement, l’Histoire pèse sur elle.

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